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Chansons incas

Informations générales

Date de composition : 2008

Durée : ca 12 mins

Éditeur : Symétrie ; distribué par Symétrie et Babelscores

Poèmes : chansons incaïques authentiques traduites en français

 

Genre

musique vocale et instrument soliste

 

Effectif détaillé

voix aiguë (homme ou femme), piano

 

Informations sur la création

création partielle le 19 décembre 2009, Concert Cantus Formus

(dir. Nicolas Bacri), Conservatoire de Paris, Grand auditorium,

par Thierry Fouré et Betty Hovette

 

Titre des parties

1. Chant des Montagnes

2. Chant d’Amour

3. Chant de la Pluie

4. Chant du Soleil et de la Lune

5. Chant du Compagnon

6. Chant de la Princesse

7. Chant du Bijou

Commentaire

« Les Chansons incas de Philippe Malhaire s’inscrivent dans une tradition de l’ailleurs qui prolonge un tour du monde en musique entrepris par Maurice Ravel (Chansons madécasses), Louis Aubert (Poèmes arabes), Maurice Delage (Poèmes hindous), Maurice Jaubert (Chants sahariens), jusqu’à Philippe Hersant (Poèmes chinois). Les poèmes incaïques recensés et mis en musique en 2008 par Philippe Malhaire nous viennent de très loin : d’une civilisation disparue, celle des Incas du Pérou précolombien, d’un peuple caché dans de hautes montagnes, les Andes, qui connut avec ses bardes une tradition orale vivante, les Incas n’ayant pas de système d’écriture.

 

Nombre de ces poèmes sont courts, denses, énigmatiques. Ils fascinent. Nous nous refusons à voir dans ces textes de simples produits de l’art musical populaire inca, un peu naïfs et chantant joliment l’amour : ces figures brèves agissent sur l’esprit à la manière de mandalas, ou de kōan, « choses » arbitraires ou situations paradoxales dont la signification reste en partie obscure mais qui favorisent la concentration, stimulent la méditation, et peuvent  provoquer une révélation brutale, ce que les tenants du bouddhisme zen appellent l’illumination suprême. On peut s’attarder indéfiniment sur chacun d’entre eux, dans l’attente d’une transformation intérieure, du passage d’un plan de connaissance ou de conscience à un autre, plus élevé.

Chant des Montagnes et Chant du Soleil et de la Lune, pour ne citer que ces deux là,  nous montrent la beauté, la profondeur de cet art. Le Chant des Montagnes met en scène deux personnages, deux mondes, deux destinées.

 

Vers les montagnes je m’en irai

Sans avoir mémoire de toi

Et dans le monde ne trouveras

Rien, ni mon souvenir.

 

Le premier homme s’en va dans la montagne, oubliant celui qui reste dans le monde ordinaire. Le second se retrouve dans un monde où il est exposé au vent, au vide, au « rien », à la cruelle absence, perdant le souvenir de celui qui est parvenu dans les montagnes. Mais un autre niveau de lecture doit également être envisagé : la vision des montagnes, figure de la transcendance, envahit le champ mental du voyageur qui oublie à jamais l’ami d’autrefois au profit d’une vision plus riche, plus large, plus universelle. La perte dont souffre l’homme abandonné (oubli de l’Autre) est aussi, et plus fondamentalement, perte de la possibilité de configurer le monde (perte de l’intersubjectivité). Chassé-croisé, chiasme de deux formes d’oubli dont l’une est promesse d’accomplissement (vers la montagne !) et l’autre déréliction : deux  faces possibles de la destinée humaine.

 

Dans le Chant du Soleil et de la Lune, nous voyons apparaître une dimension cosmique et divine que seul le symbole est capable de rendre sensible à l’esprit religieux : complémentarité de ces deux divinités, comme en Extrême-Orient le yang fut complémentaire du yin.

 

Le soleil se lève,

La lune se lève.

Ils disent :

Cet amour ne durera pas.

 

Le soleil n’est pas mon père,

La lune n’est pas mère

Pour faire que

Cet amour ne dure pas.

 

Tout père que tu sois,

Toute mère aussi,

Tu ne pourras jamais

Nous séparer.

 

Dans ce poème, la toute puissance des divinités Soleil/Lune jalouse l’amour humain, le menace de destruction. Négation de l’ancêtre divin au profit de cet amour terrestre que se témoignent les protagonistes : un affaiblissement de la transcendance divine apparaît, supplanté par l’amour humain dans son affirmation radicale. C’est un véritable drame qui se noue là, dans un cadre cosmogonique.

 

Qu’en est-il du versant musical proposé par Philippe Malhaire ? Ses Chansons incas auraient-elles une quelconque dimension ludique ou appartiendraient-elles au folklore universel, comme le titre le laisserait supposer ? Maints traits rendent cette œuvre originale, peu commune, très éloignée des œuvres à faire rire. Chansons plus graves que primesautières, plus aptes à émouvoir qu’à divertir, plus mystiques enfin que ludiques. Le terme « mystique » est employé ici non dans le but de choquer ou d’épater mais bien pour éclairer un terme que l’on applique, sans discernement et trop souvent, à ce qui relève de l’irrationnel, qualificatif qui, nous croyons pouvoir l’affirmer, trouve ici sa juste place. Dans presque chacune de ces chansons nous sentons l’effort d’exprimer l’indicible, de rendre l’ineffable. Mieux que des paroles bavardes, cette musique nous fait approcher l’Être, l’essence des choses. D’où ces formules musicales qui tournoient lentement, inlassablement autour d’une réalité que les mots maladroits ont peine à appréhender. D’où ces notes indéfiniment répétées autour desquelles se tisse une délicate broderie. Privilège du poète des sons sur le poète des mots. Parfois, la musique élaborée par Philippe Malhaire va même jusqu’à proposer un nouveau niveau de lecture de ces poèmes comme dans le troublant Chant d’amour, avec ses accents de tendresse soutenant des paroles presque haineuses.

 

La musique dite folklorique de ces peuples rudes fut servie par des instruments spécifiques tels que flûtes (ocarinas), flûtes de pan, sifflets, crécelles et tambours, donc des instruments à vent ou à percussion. Délibérément, l’auteur a recours à l’instrument occidental qu’il connaît le mieux, le piano. Il délaisse la tradition musicale incaïque fondée sur la gamme pentatonique et recourt à la polytonalité, procédé compositionnel plus que nul autre à même de transcender le mysticisme de ces poèmes. Philippe Malhaire se garde bien de « re-créer » une musique telle que l’ont ou l’auraient conçue les harauec ou les amata. Il se refuse à l’exotisme de pacotille et se garde bien d’adopter une démarche mimétique au prétexte de rester à tout prix fidèle, au terme d’une longue initiation, aux formes de la tradition. Bien au contraire, il nous livre ici une synthèse tout à fait singulière entre musique « imaginée », voir même « fantasmée », et Stimmung, c’est-à-dire l’atmosphère, l’ambiance globale qui émane d’une musique.

 

Philippe Malhaire est sensible à l’indicible tristesse, à la langueur mélancolique qui se dégagent de ces petites pièces, toutes poignantes, étranges, lourdes de gravité destinale. On cède à l’envoûtement, au charme que créent ces répétitions lancinantes, ces formes esthétiques recherchées, à la limite du maniérisme, ou ces moments d’une grande simplicité. »

 

Jean-Marie Froissart

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